Nouvelle




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Kalkhabad
Les Territoires de Kalkhabad


Arius

Arius Brondegar, la mine basse, marchait sur les quais d'Arkelton en direction de la Griffe Rouge, la taverne où il aimait à boire chaque jour quelques pintes de cette excellente bière produite par les grandes brasseries de Koromoc. De sombres nuages s'étaient agglutinés dans le ciel jusqu'à toucher le sommet des hautes tours du palais royal, et une humidité sournoise se faufilait sous ses braies rapiécées et sa tunique de laine salie par les intempéries. La foule des badauds arborait une expression inquiète et lasse, composant un tableau devenu tristement familier depuis que la Couronne des Rois avait été dérobée par les émissaires de l'Archimage lors de la Nuit de la Lune Noire. Les visages étaient marqués par la fatigue et les soucis, les regards fuyants et les démarches maladroites. Le Royaume d'Analand il y a peu si prospère avait sombré dans la peur et le doute.
Arius manqua passer devant la taverne sans même la remarquer. L'agitation habituelle avait laissée la place à un silence pesant. Le guerrier jeta par simple réflexe un coup d'œil en arrière avant de descendre la volée de marches qui conduisaient à la porte de la taverne. Celle-ci s'encadrait dans un mur vieux de plusieurs siècles, qui faisait partie jadis d'une des nombreuses ailes rajoutées au palais royal au temps d'Arkel XIX, le monarque tant abhorré. La porte grinça sur ses gonds rouillés et s'ouvrit sur une salle presque déserte, dont le plafond bas et noirci par la fumée était supporté par des piliers grossiers en bois dont les chapiteaux évoquaient des griffes de chagayes. Elles avaient été autrefois d'un beau rouge vif, mais leur peinture s'écaillait par larges plaques. Une forte odeur de tabac et d'Herbe mêlés imprégnait les lieux bien qu'aucun des clients présents ne fumât la pipe ou le narguilé.
Arius s'accouda au vieux comptoir couturé de cicatrices et étoilé de tâches pourpres et brunâtres et commanda une pinte de bière de Koromoc. Le prix en était plus onéreux que celui des autres bières, mais son goût était tellement délectable qu'il ne parvenait pas à s'empêcher de dépenser ses maigres économies à chaque fois que l'occasion se présentait. Un jeune garçon de taverne déposa brutalement une choppe en verre pleine du délicieux liquide ambré sur le comptoir. Arius s'empressa de la porter à sa bouche en ignorant délibérément la propreté douteuse du récipient. Tandis que les saveurs de l'orge et du houblon emplissaient son palais, Arius détailla rapidement les lieux d'un regard circulaire.
Il faillit s'étrangler quand il aperçut une petite silhouette drapée dans un manteau de laine noire qui se tenait debout, immobile et silencieuse, derrière un des piliers de l'établissement. Arius avait une acuité sensorielle extraordinaire et il ne s'était jamais laissé surprendre de la sorte. Un vague sentiment de crainte s'empara de lui et il se demanda comment il lui fallait réagir. Devait-il quitter rapidement les lieux ou au contraire faire comme si de rien n'était ? La Griffe Rouge se trouvait en bordure des Bas Quartiers d'Arkelton et quelques individus peu recommandables venaient parfois s'humecter le gosier à la taverne. Mais c'était la première fois qu'il ressentait un tel danger.
Sans même l'avoir entièrement vidée, il reposa sa choppe sur le comptoir et se dirigea vers la sortie de l'établissement tout en prenant soin de ne pas quitter la silhouette vêtue de noir des yeux. La porte s'ouvrit sur la grisaille d'un jour fatigué et la volée de marches en pierre qui aboutissait dans la ruelle. Il les monta quatre à quatre et, parvenu en haut, jeta un rapide regard sur l'entrée de la taverne. Personne ne le suivait. Il s'engagea précautionneusement dans la ruelle, en direction des quais. Seul le bruit de ses bottes ferrées résonnait contre les pavés disjoints, dans les interstices desquels se logeaient mousses et champignons. Un volet qu'on rabattait vigoureusement claqua en contre-haut et un aboiement retentit depuis une ruelle voisine.
Arius tourna l'angle de la ruelle et continua sa progression en allongeant sa foulée. Il s'essuya mécaniquement le front avec la manche de sa tunique tout en respirant profondément. Inexplicablement, il se sentait terriblement soulagé, comme si il venait de s'extraire des griffes d'Elim lui-même. Il ne s'arrêta pas pour autant et poursuivit sa marche vers les quais. Bientôt, il se retrouva au beau milieu d'une foule de citadins apathiques. L'odeur du poisson frais lui chatouilla les narines mais le cours de cette denrée avait atteint un tel niveau que son achat l'aurait à coup sûr ruiné. Son estomac gargouilla en protestation, mais Arius l'ignora.
Un quart d'heure plus tard, il était de retour dans son modeste logis, une chambre mansardée située au dernier étage d'une auberge miteuse. Allongé sur sa paillasse propre bien que peu confortable, il se prit à penser qu'il ne pouvait pas continuer de la sorte. Il se retrouverait bientôt sans le sou, jeté dans la rue, condamné à dormir dans les granges ou les écuries. Il devait chercher du travail : et ce n'est pas le travail qui manquait. De nombreux marchands avaient besoin d'hommes d'armes dans son genre pour les escorter. La perte de la Couronne des Rois avait entraîné le déclin du commerce analandai, et les biens manufacturés et les articles de consommation étaient devenues la proie presque exclusive de la rapacité des voleurs. Chaque tombée de nuit drapait de son obscur suaire des hommes et des femmes victime de l'avidité de leurs semblables.
Les prêtres de Libra tentaient de patrouiller les principales routes de commerce, mais ils n'étaient jamais assez nombreux et pour un crime empêché, trois étaient commis sans qu'ils puissent intervenir. Les soldats de Steiner, l'actuel monarque de l'Analand, étaient comme la plupart de leurs concitoyens plongés dans la crainte de l'avenir et leur efficacité à faire régner la loi laissait vraiment à désirer. Certains d'entre eux cédaient aux appels insistants de la corruption, et les actes illégaux prospéraient ainsi sur un terreau fertile.
Le métier d'Arius présentait de plus en plus de risques. Certes, c'était une fine lame dotée d'une perception que plusieurs de ses employeurs avaient qualifié de surnaturelle, mais il n'en était pas moins mortel. Un coup d'épée en travers de la gorge le tuerait aussi sûrement que le contact avec les émanations d'un fantôme sulfureux. Arius tenta de chasser d'un geste de la main exaspéré l'humeur sombre qui se mêlait insidieusement à ses pensées. Il en avait assez d'être plongé dans la morosité. Soudain, il lui vint à l'esprit que ses émotions étaient peut-être influencées par un puissant sortilège invoqué par l'Archimage en personne. La simple évocation de ce nom le fit frissonner et Arius sursauta, quand, au même moment, une série de coups furent frappés à la porte de son réduit.
Il dégaina silencieusement son épée du fourreau et se plaqua contre la cloison murale de manière à pouvoir réagir immédiatement en cas de danger.
" Entrez ", dit-il de sa voix basse et grondante.
La porte s'ouvrit lentement, comme au ralenti. Son cœur battait à tout rompre, cognant sourdement à ses oreilles. Une svelte silhouette drapée dans une cape de voyage en laine grise fit un pas à l'intérieur de la pièce avant de s'arrêter net. Le sifflement de la lame d'Arius fit exploser le silence comme s'il eut été de verre.
" Attendez ! " cria la silhouette. Le froid scintillement de l'acier se figea contre sa gorge.
" Avancez, commanda Arius, d'une voix autoritaire, et abaissez votre capuchon, que je vois qui vous êtes. "
La silhouette s'exécuta. Un long frisson coula le long du dos d'Arius comme un serpent de glace tandis qu'il se remémorait l'individu vêtu de noir entraperçu à la Griffe Rouge. Il comprit à cet instant qu'il s'agissait d'un elfe noir et ne put s'empêcher de se passer la main sur sa barbe. La vieille cicatrice le lança et des images d'un passé qu'il tentait désespérément d'oublier se frayèrent un chemin par delà les portes longtemps demeurées closes de sa mémoire.
" Je ne vous veux pas de mal. Je viens quérir votre aide, messire Arius. " La voix de l'elfe, claire et harmonieuse, résonna dans la petite pièce comme un écho à ses traits remarquables de finesse.
- On n'est jamais trop prudent, maugréa Arius, tout en maintenant la pression de l'acier aiguisé de son épée contre la gorge de la femme elfe. Et ne me donnez pas du messire, je ne suis pas de noble lignage.
- Très bien. Puis-je vous appeler Maître Arius en ce cas ? Vos prouesses à l'épée vous ont octroyé ce titre depuis de nombreuses années.
- Il semble que l'on vous ai parlé de moi. Qui vous envoie ?
- Ma Maîtresse, dame Alianna.
- Qu'est-ce qui me le prouve, interrogea Arius sans parvenir à contrôler un léger tremblement dans sa voix.
- Puis-je ? répondit la femme elfe en faisant le geste de prendre quelque chose sous sa cape.
- Faites ", l'autorisa Arius en éloignant la lame d'une quinzaine de centimètres de la gorge de son interlocutrice. Penchant légèrement la tête, l'elfe défit de ses mains habiles l'attache d'une fine chaîne d'argent qu'elle portait autour du cou et la tendit à Arius. Celui-ci l'examina : la chaîne portait un médaillon d'argent de forme circulaire qui représentait une lune s'élevant, souriante, dans un ciel d'été. Le signe de la Lune Levante.
" Comment cet objet est-il rentré en votre possession, demanda Arius, plus suspicieux que jamais.
- Elorin, nathra ves, compagnon. " Les yeux lumineux de l'elfe scintillaient telles deux étoiles jumelles se baignant dans l'onde pure d'un bassin sacré. Arius s'inclina en direction de la jeune femme : elle avait prononcé la formule de reconnaissance, la seule qui pouvait déclencher la violente émotion qu'Alianna avait gravé dans son cœur il y avait un peu plus de trois ans de cela. Etreint par un souvenir devenu soudain vivace, Arius ne put retenir ses larmes.
Le contact doux et léger de la main de l'elfe contre son front l'apaisa.
" Maître Arius, s'il vous plaît, aidez-moi. Ma maîtresse souhaite que vous me permettiez de faire parvenir certains documents aujourd'hui en ma possession au temple du lac Libra. J'ai besoin de votre force, de votre adresse et de vos sens. Les espions de l'Archimage sont partout, tout comme les membres du culte de la Déferlante Embrasée. Où qu'il se trouve actuellement, l'Homme d'Analand aura besoin de notre aide. Si nous ne faisons rien, il ne parviendra pas jusqu'à Mampang. Nous devons détourner de lui l'attention de nos ennemis. Maître Arius, je vous en conjure, nous avons besoin de vous ! " La voix aux accents étranges de l'elfe était implorante.
Et bien, pauvre bougre, on dirait que ce n'est pas ton jour de chance. Une jolie demoiselle elfique éplorée te supplie de lui venir en aide et tel que je te connais, tu ne sauras pas lui dire non. Cette aventure sera soit la première des marches qui te mènera au seuil des Portes de la Gloire, soit ton dernier acte d'audace sur Titan.
" Je vous prie de bien vouloir accepter mes humbles services, belle demoiselle, dit Arius d'une voix involontairement solennelle.
- Mille mercis, maître Arius… L'elfe, trop émue pour poursuivre, marqua une pause. Permettez quant à moi que je vous offre ces modestes deniers. "
Arius sentit contre le creux de sa paume le poids d'une bourse en soie bien garnie. Il y avait là une bonne centaine de pièces d'or. Cependant, il lui était impossible d'ignorer leur contact glacé…






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